La francophonie du Capitaine Sankara

La francophonie du Capitaine Sankara
Partager sur

À l’occasion du premier sommet de la francophonie tenu à Paris du 17 au 19 février 1986, le Président du Conseil National Révolutionnaire du Burkina Faso, capitaine Thomas Sankara y pronononça un discours mémorable. Il y indique avec une belle rhétorique de la nécessité de cette langue à s’ouvrir sur les autres langues pour éviter d’ériger des barrières de chauvinisme culturel.

Discours du capitaine :
« Nous voilà francophones par le fait colonial, même si chez nous seuls 10 pour cent de Burkinabè parlent français. En nous proclamant de la francophonie, nous annonçons et intériorisons deux préalables :

-La langue française n’est qu’un moyen d’expression de nos réalités et comme toute langue, le français doit s’ouvrir pour vivre le fait sociologique et historique de son devenir.
-La langue française a été pour nous d’abord la langue du Colonisateur, le véhicule culturel et idéologique par excellence de la domination étrangère et impérialiste.
Mais c’est avec cette langue par la suite que nous avons pu accéder à la maîtrise de la méthode d’analyse dialectique du phénomène impérialiste et être à même de nous organiser politiquement pour lutter et vaincre.
Aujourd’hui le peuple burkinabè et sa direction politique, le Conseil national de la révolution, utilisent la langue française au Burkina non plus comme le vecteur d’une quelconque aliénation culturelle, mais comme moyen de communication avec les autres peuples.

Notre présence à cette conférence se justifie par le fait que du point de vue du Conseil national de la révolution, il existe deux langues françaises : la langue française parlée par les Français de l’hexagone et la langue française parlée dans les cinq continents.
C’est pour contribuer à l’enrichissement de ce français universalisé que nous entendons apporter notre participation et apprécier en quoi la langue française nous rapproche davantage des autres. Et c’est pour cette raison que je voudrais remercier très sincèrement les autorités françaises de cette heureuse initiative.
C’est par l’intermédiaire de la langue française qu’avec d’autres frères africains nous analysons nos situations respectives et cherchons à conjuguer nos efforts pour des luttes communes.
C’est par l’intermédiaire de la langue française que nous avons communié avec la lutte du peuple vietnamien et parvenons à mieux comprendre le cri du peuple calédonien.
C’est par la langue française que nous découvrons les richesses de la culture européenne, et défendons les droits de nos travailleurs émigrés. C’est par l’intermédiaire de la langue française que nous lisons les grands éducateurs du prolétariat et tous ceux qui, de façon utopique ou scientifique, ont mis leur plume au service de la lutte des classes.
C’est enfin en français que nous chantons l’Internationale, hymne des opprimés, des «damnés de la terre.»
De cette universalité de la langue française, nous retenons pour notre part que nous devons utiliser cette langue en conformité avec notre internationalisme militant. Car nous croyons fermement à une unité entre les peuples. Celle-ci naîtra de leur conviction partagée, parce qu’ils souffrent tous de la même exploitation et de la même oppression quelles que soient les formes sociales et les habillages dans le temps.
C’est pourquoi selon nous, la langue française, si elle veut plus servir les idéaux de 1789 que ceux des expéditions coloniales, doit accepter les autres langues comme expressions de la sensibilité des autres peuples.
En acceptant les autres peuples, la langue française doit accepter les idiomes et les concepts que les réalités de l’espace de la France n’ont pas permis aux Français de connaître.
Qui pourrait par vanité et mauvaise fierté s’encombrer de tournures alambiquées pour dire en français par exemple les mots Islam, Baraka, quand la langue arabe exprime mieux que nulle autre ces réalités ?
Ou bien le mot pianissimo, doucereuse expression musicale au-delà du Piémont ? Ou encore le mot apartheid que la richesse shakespearienne exporte d’Albion sans perfidie vers la France?
Refuser d’intégrer au français les langues des autres, c’est ériger des barrières de chauvinisme culturel. N’oublions pas que d’autres langues ont accepté du français des mots intraduisibles chez eux.
Par exemple l’Anglais, fair play, a adopté du français l’aristocratique et bourgeois mot champagne. L’Allemand, dans sa, realpolitik admet carrément sans esprit jongleur le mot français arrangement.
Enfin, le peulh, le mooré, le bantou, le wolof et bien d’autres langues
africaines ont assimilé, toute colère contenue, les termes oppressants et exploiteurs : impôts, corvées, prison.
Cette diversité nous rassemble dans la famille francophone. Nous la faisons rimer avec les mots amitié et fraternité.
Refuser d’intégrer les autres langues c’est ignorer l’origine et l’histoire de sa propre langue.
Toute langue est la résultante de
plusieurs autres aujourd’hui plus encore qu’hier, en raison de la perméabilité culturelle que créent, en ces temps modernes, les puissants moyens de communication.
Refuser les autres langues c’est avoir une attitude figée contraire au progrès et cela relève d’une idéologie d’inspiration réactionnaire.
Le Burkina Faso s’ouvre aux autres peuples et attend beaucoup de la culture des autres pour s’enrichir davantage, convaincu que nous tendons vers une civilisation universelle qui nous conduira vers une langue universelle. Notre utilisation du français se situe dans ce sens.
Pour le progrès véritable de l’humanité !
En avant !
La patrie ou la mort, nous vaincrons !
« 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *